Réitérer l’altérité

Publié le

4 juin 2023
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Nous voilà donc en mars. C’est la saison des tas de neige bien tassés, ceux noircis et souillés par les agents abrasifs et le petit gravier, celui qui vous suit insidieusement dans la maison. Il nous arrive tous je crois de se sentir comme ces tas de neige, irrités et endurcis par les épisodes de neige, verglas et pluie, un motton qui fond tranquillement et concentre du même coup les matières grises et dures de nos vies. Vivement le printemps, un bon coup de balai et le petit vert doux du mois de mai.

Et les pommiers eux? Eh bien ils dorment. C’est donc un peu à leur insu qu’on leur inflige la petite coupe de cheveux annuelle. Il y a de multiples raisons de tailler un pommier. On peut citer entre autres, l’apport de lumière et d’air dans tout le volume de l’arbre qui réduit ainsi l’incidence de certaines maladies tout en permettant à l’arbre de produire de plus gros fruits. La taille peut aussi aider à réduire l’alternance, la tendance naturelle de l’arbre à prendre ‘’un p’tit break’’ de production d’une année à l’autre. Un aspect intéressant de la taille est je crois d’essayer de favoriser un flux d’énergie fluide, de tendre vers un équilibre entre les parties aériennes et les parties souterraines. Pour ma part, un bon indicateur est lorsque je vois des enfants grimper intuitivement et aisément dans un pommier. Cela indique que l’arbre est aéré, qu’il a de belles branches horizontales invitantes et que les traîtres branches mortes sont absentes (vous vous souvenez de l’ami Michaud). Mission accomplie!

Tailler un sauvageon nécessite une posture, une manière un peu différente de voir la taille. Il y a je dirais 3 manières de considérer un pommier. Est-ce un arbre à l’image des essences nobles comme l’érable ou le hêtre? Ou est-ce un fruitier dans l’esprit d’un bonsaï que l’on contraint à la production fruitière? Ou un joyeux mélange des deux : un arbre fruitier? La question semble un peu rhétorique mais elle peut changer fondamentalement la manière d’effectuer la taille. Jusqu’où contraindre l’arbre? À quel moment s’arrêter? Jusqu’à quel point est-il avantageux de laisser l’arbre s’exprimer? Et il ne faut jamais oublier l’objectif fondamental. Produire des pommes à cidre ou des pommes à croquer n’est pas du tout le même exercice. Les impératifs esthétiques et de calibres sont beaucoup moins importants pour la pomme à cidre.

Il y a une tendance dans le monde de la taille (ou de la formation selon les écoles) à vouloir appliquer une recette, une technique simple que l’on applique à tous les arbres. C’est tout à fait louable et nécessaire lorsqu’on a un verger de plusieurs centaines ou milliers d’arbres à tailler qui sont de la même espèce ou du même porte-greffe, question de ne pas finir zinzinzin. Disons que pour le verger sauvageon, moi et mon père avons tendance à prendre un pas de recul devant chaque arbre et à essayer d’en saisir la nature. Chaque sujet étant différent (plus ou moins vigoureux, tendance pyramidale ou gobelet, l’angle des branches, pousse croche ou droit), les petits rebelles auront droit à une coupe différente. Il y a je crois un aspect fondamentalement artistique à tailler un arbre. Chaque personne verra le sujet de manière différente, se construisant son propre scénario, sa propre trame narrative. Il en résultera une proposition unique qui portera en elle une valeur propre et très humaine. Se laisser cette liberté créative lors de la taille est, il me semble, une belle façon de se connecter au vivant et de se délester de la rectitude parfois abusive que l’on peut imposer aux arbres.

Un autre concept m’apparaît primordial si on veut comprendre nos amis les arbres. Il s’agit de la réitération. C’est un concept d’architecture des arbres fascinant qui fut compris il y a relativement peu de temps (recherchez sur YouTube les conférences de Francis Hallé qui sont tout à fait fascinantes). Grosso modo et sans entrer dans les détails, il y aurait un arbre originel composé d’une structure bien définie selon l’espèce. Sur cet arbre originel, pousse ce qu’on appelle des réitérations qui sont une réplique de l’arbre originel. C’est donc dire que lorsque l’on regarde un arbre, on réalise qu’on observe en fait une colonie d’arbre. Selon certains chercheurs, le tronc serait constitué des racines de toutes ces réitérations qui utilisent l’arbre originel pour rejoindre le sol. Les gourmands et les drageons sont un exemple facilement saisissable de réitération. C’est donc en toute humilité qu’il faut tailler les arbres en lien avec toute cette complexité. Ce sont des organismes beaucoup plus dynamiques que laisse croire leur statisme apparent.

Yec’hed mat!

Ah la Bretagne !!! Un brin de pays au bout du bout, résolument tourné vers la mer (question de tourner le dos à la France). Au-delà d’un court voyage où j’y ai rencontré des passionnés du terroir dans toute sa beauté et sa force, j’y ai aussi découvert un rapport à la temporalité franchement différent de celle que l’on cultive au Québec. Croiser au détour d’un chemin rocailleux, une église romane de 1000 ans force la réflexion sur notre rapport au temps et nous incite à relativiser notre sentiment d’urgence omniprésent. Ah ces 2 MINUTES pris dans le trafic à manœuvrer nerveusement pour se rendre à QUELQUE PART!!! Gloire à tous ces rebelles du temps qui ralentissent le trafic, ceux qui prennent le temps à bras de corps.

L’arbre le plus vieux connu à ce jour a 89 000 ans. Bien plus que cette église romane. Un pommier peut vivre une centaine d’années sinon plus dans certains contextes. Grosso modo, pour un pommier haut tige, on dit qu’un pommier prend 20 ans à produire, produit pendant 20 ans à son plein potentiel et s’efface doucement ensuite. Lorsque l’on veut planter un pommier, une des premières considérations est le nombre d’années avant d’avoir une bonne récolte. Plus l’arbre a une espérance de vie réduite, plus l’arbre produira vite. Prenons l’exemple d’un pommier colonnaire. Il vivra une vingtaine d’années mais produira au bout de seulement 3 ans. Le pommier nain lui vivra peut-être 25 ans mais produit déjà au bout de 5 ans. À l’autre bout du spectre, il y a les pommiers standards qui ne produiront vraiment qu’au bout de 15-20 ans mais qui vivront beaucoup plus longtemps.
Il peut donc être difficile d’arrimer nos besoins immédiats avec le rythme des arbres. Surtout lorsque l’on déménage fréquemment comme c’est le cas pour bien des gens. Planter un arbre est un geste porteur dans le temps et dans l’espace. Il y a une bienveillance aimante à planter un arbre qui profitera non seulement au planteur mais aussi à nos enfants et à ceux qui viendront. En ces temps, ou on ‘’flip’’ des maisons, des condos, pour spéculer sur un besoin aussi fondamental que se loger, planter un arbre est un geste politique!

Il me semble qu’il existe une inadéquation entre la perception du temps que l’on ressent comme humain et celle proposée par les arbres. Est-ce que l’espèce humaine aurait avantage à s’approprier cette échelle de temps, à ralentir et s’accorder un peu mieux au rythme de l’arbre?

En Bretagne et en Normandie, cette vision lente du temps est beaucoup plus présente. Les générations se succèdent sur ces petits territoires. Ces vieilles églises, les vieux vergers, ces menhirs de 6000 ans nous ancrent constamment dans l’histoire, nous ramènent aux ancêtres et nous aident à prendre la pleine mesure de ce que l’on laissera. Par là-bas, on plante des vergers pour la suite du monde, parce que les anciens l’ont fait eux aussi et que c’est grâce à ces gestes que l’on peut aujourd’hui en récolter les fruits.

Je vous laisse avec une citation de Francis Hallé

« Pour ma part, le plus précieux des caractères de l’arbre est sa totale “altérité”, ce mot étant pris dans le sens de “différent de l’Homme et ne lui devant rien”. L’altérité des arbres me rassure, dans un monde profondément marqué par les activités humaines au point qu’il en devient inquiétant. […] C’est là, à cette échelle quotidienne, que les arbres sont garants d’une altérité dont j’ai besoin comme d’oxygène et que je considère comme une ressource très précieuse, menacée et de plus en plus rare. »