Depuis le début du projet, nous avons été en contact avec plusieurs intervenants du monde agricole, la plupart enthousiastes face au projet. Disons que le verger est atypique et pique la curiosité. Exit les rangs bien alignés, l’herbe bien courte digne d’une banlieue, les tuteurs, les clôtures, l’uniformité dans l’âge et dans la forme. Là, on voit plutôt des pommiers de tous âges sagement désordonnés au travers d’une variété de compagnons végétaux plus ou moins herbacés ou lignifiés; cornouillers, amélanchiers, aulnes, sapins, épinettes, mélèzes, quelques espèces nobles et bien d’autres. Le champ forme une sorte de cuve naturelle avec en son centre un espace marécageux. Les pommiers eux se tiennent les pieds au sec sur les légères pentes qui se terminent à la lisère de la forêt. La densité du verger ferait sans doute sourire un pomiculteur traditionnel avec 550 pommiers sur moins de 7 ha. Pourtant l’impression d’être dans un milieu dominé par le pommier est bien présente et on s’y sent bien. Un beau mélange d’ordre et de désordre, un travail d’équipe harmonieux entre mon père et ses champs. Durant mon adolescence, j’ai émis le souhait de me faire amener en ces lieux si jamais mon esprit traversait la fine ligne qui nous protège de la folie. Ce champ m’apaise et me ramène à ce qu’il y a de beau en moi. J’y ai un profond attachement.
Alors, quelle valeur donner à un tel lieu? Et de quelle valeur parle-t-on? Valeur agricole, valeur sentimentale, valeur marchande? La question recèle en elle une belle réflexion sur notre rapport à la nature qui nous entoure. On évalue bien souvent la valeur marchande par rapport à la somme des interventions humaines sur un lieu. Plus on se rapproche du cœur de la civilisation, disons le centre-ville d’une métropole, plus le pied carré est valorisé. Alors qu’un lieu sauvage où l’impact des humains est faible, est dévalorisé aux yeux du marché. Qu’en est-il d’un verger sauvage? Sa valeur est-elle moindre qu’un verger traditionnel?
Si on voulait mettre en marché de belles pommes à croquer, la valeur d’un tel verger sauvage serait pratiquement nulle. Non parce que les pommes ne sont pas bonnes, mais plutôt parce qu’elles ne répondent pas aux besoins du marché. Ce que l’on cherche est une pomme de bon calibre, qui reste sur l’arbre pour la récolte, qui se conserve bien, résistante aux maladies, etc. À cet égard, on plante généralement au Québec un bassin très limité de variétés, en mode monocultural et en créant une fracture assez grande avec le milieu écologique déjà en place. Il est bien évidemment impossible d’établir une rotation des cultures dans un verger d’où l’importance d’établir un milieu biodiversifié où les mécanismes de protections et d’équilibres naturels peuvent s’exprimer.
Mais alors mon ti-père, le verger hirsute de ton père, ce verger spontané issu du troufignon de nos amis gourmands les chevreuils, qu’est-ce qu’il vaut? Est-ce que c’est possible d’en tirer un revenu agricole suffisant et durable? Bien beau vouloir changer le monde, mais faut bien la nourrir la planète !! Et ce n’est pas avec un 5 tonnes/hectares (je dis n’importe quoi là) qu’on va y arriver! Ok, ok, bien sûr mais faut essayer quand même. Il y a peut-être moyen de manger un repas sans se servir une dose de poison à chaque fois! M’enfin…
Et le cidre dans tout ça? Et bien la beauté du cidre c’est que tous les critères du marché pour la pomme à croquer, et bien ON S’EN FOUT! Ces pommes, le consommateur ne les verra jamais. Alors que les pommes soient petites, criblés de tavelure ou difformes est sans importance. Ce qu’on recherche ce sont des fruits qui donnent un cidre qui a de la profondeur, du caractère, bref de la personnalité. Et c’est là que le verger sauvage brille de mille feux et retrouve sa vraie valeur. Car la manière dont poussent les arbres semble avoir une importance aussi grande que la variété vis-à-vis les qualités cidricoles de la pomme. Ces arbres ont eu la vie dure. Ils ont dû surmonter mille et un dangers pour survivre et ont développés des systèmes de défenses très efficaces. Contrairement à un arbre implanté dans un verger traditionnel, notre petit sauvageon doit très vite développer un large système racinaire pour contrer les sécheresses et aller chercher les nutriments indispensables à son développement. Je suis convaincu que ce système racinaire élaboré contribue à donner aux fruits de l’intensité et du caractère. Ces pommes une fois au sol à l’automne se doivent d’y demeurer le plus longtemps possible pour que d’éventuels animaux viennent s’y nourrir et disséminer les pépins aux quatre vents. Pour ce faire, le fruit développe une peau plus épaisse, mais aussi des agents de préservation naturels comme les acides et les tannins, qui sont des traits recherchés pour faire un vrai bon cidre. D’autres part, chaque spécimen qui peuple le champ est un champion de l’adaptabilité et de la résilience. Dans la vision actuelle du projet, il nous est impensable de faire des traitements phytosanitaires ou d’importer des fertilisants ou même des amendements. Les vrais champions, ce sont eux, pas nous et j’aurais l’impression de m’immiscer dans un système beaucoup trop complexe et subtil pour ma compréhension et risquer de mettre en péril un équilibre fragile.
Alors en regard du potentiel cidricole de ces pommes, des capacités de résistance hors normes de ces arbres et disons-le, d’un coût d’implantation quasi nul, ce verger retrouve sa pleine valeur. Mais au-delà du potentiel de production et de manière bien plus profonde, la valeur fondamentale du lieu se retrouve dans son rôle de réserve de biodiversité. Chaque parcelle de terre qui est épargnée de la main colonisatrice des humains est une victoire pour l’écosystème planète et les humains qui y habitent. Et puis si en plus on peut trinquer à la santé de la vie avec un bon cidre du terroir, et bien là, je crois que ça vaut la peine de tenter l’aventure…